PARTIR EN PISTE
L’article présente une
activité nocturne très pratiquée en Bretagne et qui associe alcool et
sortie en groupe : « la piste ». Plus qu’un regard anthropologique sur
une pratique culturelle, il s’agit ici de mettre en relation
sociologique un certain état de la société bretonne et des formes
d’alcoolisation, au sein desquelles « la piste », revendiquée comme
conduite de libération, intense et ponctuelle, est l’indice d’un
profond malaise.
1 Si
l’enivrement est une pratique connue de toutes les sociétés et de tous
les temps, ses protocoles et ses rituels prennent des formes variables.
Ils s’expriment selon des mises en scène originales dont on peut
trouver la source dans la culture ou le système social. Une des formes
d’alcoolisation en Bretagne a été baptisée « la piste », ce qui
sous-entend un parcours, un cheminement (quasi initiatique), une longue
marche vers une sorte de dédoublement de soi. Cette forme
d’alcoolisation se démarque des ivresses suscitées par des
célébrations. Elle s’éloigne aussi de l’enivrement qui accompagne un
accablement psychique ou l’impossible confrontation avec un revers
professionnel ou affectif.
2 La piste concerne des êtres plutôt jeunes qu’on ne dit pas a priori
dépendants de l’alcool (mais ils le sont d’une certaine mesure) mais
qui ont développé le goût du rituel alcoolique périodique et qui
l’organisent comme on programme tout autre loisir. La pratique peut se
poursuivre au-delà des quarante ans et concerne des cadres comme des
employés, des travailleurs indépendants comme des artistes, des femmes
comme des hommes. Des pratiquants réguliers de la « piste » en
Bretagne, exilés en région parisienne ou dans l’Est de la France par
des impératifs professionnels, ont tenté d’implanter le rite dans ce
nouvel espace de vie. Sans succès, ce qui fait dire à certains
observateurs que c’est là une production culturelle bretonne qui ne
subsiste que dans un environnement spécifique.
3 Si
l’on en croit les aveux des pratiquants, la piste en Bretagne peut être
lue comme rite de libération, une sorte de soupape actionnée pour
réduire une pression trop forte du « système ». Une vie sociale
contraignante, des obligations professionnelles stressantes, une
obligation d’affronter des situations pesantes tout en présentant un
visage serein, seraient les causes les plus fréquentes de cette évasion
périodique dont on sort, un moment, réconcilié, apaisé.
4 Cependant
il ne faut pas oublier que ce rituel s’inscrit dans une multitude
d’autres usages plus ou moins anciens de l’alcool. Le rappel des
traditions d’alcoolisation en Bretagne est ici nécessaire.
5 En
Bretagne aujourd’hui, la consommation d’alcool des jeunes s’aligne sur
les pratiques en vigueur dans toute autre région française, et
européenne sans doute. La bière est la pièce maîtresse des libations
diurnes et nocturnes, sans abolir totalement les autres boissons. Avant
d’analyser le sujet de la piste, il n’est pas superflu de rappeler le
contexte socio-historique dans lequel se développent les pratiques
d’alcoolisation en Bretagne.
6 À
la Bretagne, et peut-être encore davantage à la Basse-Bretagne (la
partie ouest de la presqu’île), s’est attachée une image de région
alcoolique. Des statistiques dont on ne donnera pas ici les modes de
production, ont qualifié les Bretons de population à risques. La
stigmatisation s’est bâtie sur un constat objectif : des maladies, des
accidents, une grande partie des mortalités ont un rapport plus ou
moins direct avec l’alcool. Les affaires judiciaires (accidents, délits
de toutes sortes) ont plus souvent qu’ailleurs une origine alcoolique.
7 La
Bretagne n’est pas une région viticole. Les pommiers ont cependant
permis la production de cidre et de son alcool dérivé, l’eau-de-vie de
pomme ou « alambic ». Bien plus tôt, dans la tradition celte, on
s’enivrait, dit-on, à la cervoise. La consommation de vin est sans
doute ancienne puisque les historiens font référence aux bateaux
bretons qui, dès le xive
siècle, remontaient du pays d’Aquitaine et débarquaient sur les ports
de Penmarc’h, à Douarnenez ou à Morlaix, des tonneaux de vin mêlés à
d’autres marchandises. Dans ces temps reculés, la consommation de vin
restait réservée à certaines classes sociales.
8 La
guerre de 1914-1918 qui mobilisa un grand nombre de jeunes Bretons
introduisit ou renforça l’usage du vin chez des soldats du front. Peu à
peu, au cours du xxe siècle, le vin prit bonne place sur les tables familiales et devint la boisson des noces et des pardons.
9 La
littérature bretonne est pleine d’images et de références à des
situations où l’alcool exacerbe l’atmosphère, engendre des tensions
voire des drames. Dans l’ouvrage de Yves Le Febvre, Clauda Jégou, paysan de l’Arrée,
paru en 1936, apparaît la figure de l’alcoolique violent. « Lorsque par
hasard il avait bu un peu plus que de coutume, il ne se connaissait
plus. Sa raison chavirait. Il ne lui restait, dans l’ivresse et dans la
colère, que cette hantise de mort venue des lointains de sa race ou de
sa terre. À ces moments-là, tous tremblaient autour de lui et personne
n’osait le contredire ».
10 À
côté de cet alcoolisme chronique et destructeur, on mentionne
l’alcoolisation festive et ponctuelle propre aux ponctuations
paysannes. Les jours de pardons (fêtes traditionnelles) et de foires,
l’absorption d’alcool faisait partie intégrante de l’événement et les
retours malaisés et périlleux par les chemins de campagne ont fait
l’objet de descriptions colorées. Le paysan dont la vigilance s’est
dissipée dans les vapeurs d’alcool, dont les poches sont alourdies des
pièces d’or provenant de la vente d’une bête, tombe dans le guet-apens
de voleurs organisés, est roué de coups, délesté de sa bourse.
11 Les
événements familiaux (baptêmes, mariages), légitimaient l’absorption
d’alcool, levaient les interdits et les enfants eux-mêmes goûtaient au
breuvage. Quant aux adolescents, c’était pour eux l’occasion de tester
leurs capacités à triompher de l’alcool. Cette alcoolisation festive a
toujours été admise car collective et maîtrisée. Au lendemain des noces
et des pardons, le travail reprenait et l’ivresse n’était plus qu’un
souvenir confus pour ceux qui l’avaient connue, un filon inépuisable de
moqueries chez les témoins. Dans de telles situations, l’intégration
sociale de l’individu le protégeait contre les risques d’une dérive
possible vers l’accoutumance.
12 Les
femmes étaient rarement reconnues comme alcooliques. Dans le passé, il
leur était dévolu un rôle de « gendarme » de l’homme et, le plus
souvent, elles jouaient ce rôle aux facettes ambiguës. Cependant, il y
eut de tout temps des femmes alcooliques. Le regard réprobateur de la
société à l’égard de ces femmes installait chez ces dernières « la
honte », ar vez, un sentiment érigé en Bretagne en trait
culturel structurant l’identité individuelle. Au début du siècle,
rapportent des anciens, l’alcoolisme féminin était considéré comme une
tare qui éclaboussait toute la famille. Il devenait parfois
« héréditaire » : la fille prenait le même chemin que la mère ou bien
les fils. Des femmes qui ont exercé des métiers d’homme, comme cette
patronne d’une entreprise de transport, elle-même chauffeur, ont glissé
vers des pratiques d’alcoolisation dont le modèle est masculin. À
chaque étape de son périple, la conductrice prenait un verre de vin
cuit au café. On ne lui attribue aucun accident, ont dit les témoins.
Les matrones-accoucheuses d’autrefois avaient la réputation de
consommer de l’alcool en attendant la délivrance. Une rebouteuse âgée
de Morlaix s’avérait efficace même sous l’emprise de la boisson.
Cependant, l’enivrement des femmes est resté exceptionnel et a
longtemps été considéré comme plus grave, plus dégradant que celui des
hommes. Dans ce domaine comme dans les autres, les femmes d’aujourd’hui reduisent l'ecart.
L’article présente une
activité nocturne très pratiquée en Bretagne et qui associe alcool et
sortie en groupe : « la piste ». Plus qu’un regard anthropologique sur
une pratique culturelle, il s’agit ici de mettre en relation
sociologique un certain état de la société bretonne et des formes
d’alcoolisation, au sein desquelles « la piste », revendiquée comme
conduite de libération, intense et ponctuelle, est l’indice d’un
profond malaise.
1 Si
l’enivrement est une pratique connue de toutes les sociétés et de tous
les temps, ses protocoles et ses rituels prennent des formes variables.
Ils s’expriment selon des mises en scène originales dont on peut
trouver la source dans la culture ou le système social. Une des formes
d’alcoolisation en Bretagne a été baptisée « la piste », ce qui
sous-entend un parcours, un cheminement (quasi initiatique), une longue
marche vers une sorte de dédoublement de soi. Cette forme
d’alcoolisation se démarque des ivresses suscitées par des
célébrations. Elle s’éloigne aussi de l’enivrement qui accompagne un
accablement psychique ou l’impossible confrontation avec un revers
professionnel ou affectif.
2 La piste concerne des êtres plutôt jeunes qu’on ne dit pas a priori
dépendants de l’alcool (mais ils le sont d’une certaine mesure) mais
qui ont développé le goût du rituel alcoolique périodique et qui
l’organisent comme on programme tout autre loisir. La pratique peut se
poursuivre au-delà des quarante ans et concerne des cadres comme des
employés, des travailleurs indépendants comme des artistes, des femmes
comme des hommes. Des pratiquants réguliers de la « piste » en
Bretagne, exilés en région parisienne ou dans l’Est de la France par
des impératifs professionnels, ont tenté d’implanter le rite dans ce
nouvel espace de vie. Sans succès, ce qui fait dire à certains
observateurs que c’est là une production culturelle bretonne qui ne
subsiste que dans un environnement spécifique.
3 Si
l’on en croit les aveux des pratiquants, la piste en Bretagne peut être
lue comme rite de libération, une sorte de soupape actionnée pour
réduire une pression trop forte du « système ». Une vie sociale
contraignante, des obligations professionnelles stressantes, une
obligation d’affronter des situations pesantes tout en présentant un
visage serein, seraient les causes les plus fréquentes de cette évasion
périodique dont on sort, un moment, réconcilié, apaisé.
4 Cependant
il ne faut pas oublier que ce rituel s’inscrit dans une multitude
d’autres usages plus ou moins anciens de l’alcool. Le rappel des
traditions d’alcoolisation en Bretagne est ici nécessaire.
5 En
Bretagne aujourd’hui, la consommation d’alcool des jeunes s’aligne sur
les pratiques en vigueur dans toute autre région française, et
européenne sans doute. La bière est la pièce maîtresse des libations
diurnes et nocturnes, sans abolir totalement les autres boissons. Avant
d’analyser le sujet de la piste, il n’est pas superflu de rappeler le
contexte socio-historique dans lequel se développent les pratiques
d’alcoolisation en Bretagne.
6 À
la Bretagne, et peut-être encore davantage à la Basse-Bretagne (la
partie ouest de la presqu’île), s’est attachée une image de région
alcoolique. Des statistiques dont on ne donnera pas ici les modes de
production, ont qualifié les Bretons de population à risques. La
stigmatisation s’est bâtie sur un constat objectif : des maladies, des
accidents, une grande partie des mortalités ont un rapport plus ou
moins direct avec l’alcool. Les affaires judiciaires (accidents, délits
de toutes sortes) ont plus souvent qu’ailleurs une origine alcoolique.
7 La
Bretagne n’est pas une région viticole. Les pommiers ont cependant
permis la production de cidre et de son alcool dérivé, l’eau-de-vie de
pomme ou « alambic ». Bien plus tôt, dans la tradition celte, on
s’enivrait, dit-on, à la cervoise. La consommation de vin est sans
doute ancienne puisque les historiens font référence aux bateaux
bretons qui, dès le xive
siècle, remontaient du pays d’Aquitaine et débarquaient sur les ports
de Penmarc’h, à Douarnenez ou à Morlaix, des tonneaux de vin mêlés à
d’autres marchandises. Dans ces temps reculés, la consommation de vin
restait réservée à certaines classes sociales.
8 La
guerre de 1914-1918 qui mobilisa un grand nombre de jeunes Bretons
introduisit ou renforça l’usage du vin chez des soldats du front. Peu à
peu, au cours du xxe siècle, le vin prit bonne place sur les tables familiales et devint la boisson des noces et des pardons.
9 La
littérature bretonne est pleine d’images et de références à des
situations où l’alcool exacerbe l’atmosphère, engendre des tensions
voire des drames. Dans l’ouvrage de Yves Le Febvre, Clauda Jégou, paysan de l’Arrée,
paru en 1936, apparaît la figure de l’alcoolique violent. « Lorsque par
hasard il avait bu un peu plus que de coutume, il ne se connaissait
plus. Sa raison chavirait. Il ne lui restait, dans l’ivresse et dans la
colère, que cette hantise de mort venue des lointains de sa race ou de
sa terre. À ces moments-là, tous tremblaient autour de lui et personne
n’osait le contredire ».
10 À
côté de cet alcoolisme chronique et destructeur, on mentionne
l’alcoolisation festive et ponctuelle propre aux ponctuations
paysannes. Les jours de pardons (fêtes traditionnelles) et de foires,
l’absorption d’alcool faisait partie intégrante de l’événement et les
retours malaisés et périlleux par les chemins de campagne ont fait
l’objet de descriptions colorées. Le paysan dont la vigilance s’est
dissipée dans les vapeurs d’alcool, dont les poches sont alourdies des
pièces d’or provenant de la vente d’une bête, tombe dans le guet-apens
de voleurs organisés, est roué de coups, délesté de sa bourse.
11 Les
événements familiaux (baptêmes, mariages), légitimaient l’absorption
d’alcool, levaient les interdits et les enfants eux-mêmes goûtaient au
breuvage. Quant aux adolescents, c’était pour eux l’occasion de tester
leurs capacités à triompher de l’alcool. Cette alcoolisation festive a
toujours été admise car collective et maîtrisée. Au lendemain des noces
et des pardons, le travail reprenait et l’ivresse n’était plus qu’un
souvenir confus pour ceux qui l’avaient connue, un filon inépuisable de
moqueries chez les témoins. Dans de telles situations, l’intégration
sociale de l’individu le protégeait contre les risques d’une dérive
possible vers l’accoutumance.
12 Les
femmes étaient rarement reconnues comme alcooliques. Dans le passé, il
leur était dévolu un rôle de « gendarme » de l’homme et, le plus
souvent, elles jouaient ce rôle aux facettes ambiguës. Cependant, il y
eut de tout temps des femmes alcooliques. Le regard réprobateur de la
société à l’égard de ces femmes installait chez ces dernières « la
honte », ar vez, un sentiment érigé en Bretagne en trait
culturel structurant l’identité individuelle. Au début du siècle,
rapportent des anciens, l’alcoolisme féminin était considéré comme une
tare qui éclaboussait toute la famille. Il devenait parfois
« héréditaire » : la fille prenait le même chemin que la mère ou bien
les fils. Des femmes qui ont exercé des métiers d’homme, comme cette
patronne d’une entreprise de transport, elle-même chauffeur, ont glissé
vers des pratiques d’alcoolisation dont le modèle est masculin. À
chaque étape de son périple, la conductrice prenait un verre de vin
cuit au café. On ne lui attribue aucun accident, ont dit les témoins.
Les matrones-accoucheuses d’autrefois avaient la réputation de
consommer de l’alcool en attendant la délivrance. Une rebouteuse âgée
de Morlaix s’avérait efficace même sous l’emprise de la boisson.
Cependant, l’enivrement des femmes est resté exceptionnel et a
longtemps été considéré comme plus grave, plus dégradant que celui des
hommes. Dans ce domaine comme dans les autres, les femmes d’aujourd’hui reduisent l'ecart.